Presque personne – pas même les chirurgiens – ne connaît Eugène Louis Doyen (1859-1916), qui fut professeur de chirurgie à Paris et donna son nom à un nombril. Il était mondialement connu à son époque et a inspiré Marcel Proust au Dr. Cottard dans « A la recherche du temps passé ». Lorsque le médecin assistant prend le menton de Doyen dans sa main, une brèche dans le temps s’ouvre où l’on peut voir un fragment de l’histoire de la chirurgie et peut-être en tirer quelque chose. Pendant quelques jours en février 1902, nous lisons Le Figaro, le plus ancien quotidien de France.
10 février 1902 : L’opération
« Radhika et Dudhika, les deux jumeaux conjoints hindous, sont nés hier par le Dr. Doyen opère. La raison de l’opération était qu’une des sœurs était gravement malade et elles ont essayé de sauver l’autre autant que possible.«
Les sœurs en question venaient d’Orissa dans l’est de l’Inde. En 1892, la presse britannique a écrit sur les filles et, un an plus tard, le capitaine Coleman, un entrepreneur londonien, les a amenées dans l’ouest. Ils ont d’abord été montrés aux États-Unis, mais en juin, ils ont été exposés au Westminster Aquarium de Londres, il y a quatre ans. Ensuite, le British Medical Journal a écrit un court article qui est un excellent exemple de la vision médicalement pervertie. La majeure partie du texte traite des conditions anatomiques entourant le pont de tissu entre le sternum et le nombril qui relie les deux. Ce type de jumeaux est appelé xiphopag. Il est à noter qu’il est impossible de savoir s’il existe des organes internes partagés par les deux. Viennent ensuite dix ans de tournée avec Barnum & Bailey’s Circus. En 1902, Dudhika contracta la tuberculose. On a l’impression qu’elle est tombée plus ou moins gravement malade en France et qu’elle a été hospitalisée. Dans Le Figaro, le professeur Doyen a accordé une interview franche publiée au lendemain de l’opération du 10 février. Le journaliste demande :
«On est surpris qu’ils aient été transférés si soudainement de l’hôpital où ils ont été emmenés. Quelle en était la raison ?
« C’est simple », a répondu Doyen. « Les enfants avaient été conduits à l’hôpital Trousseau avec l’accord de leur mère adoptive, Madame Colmann. Elle les a ensuite emportés comme elle en avait le droit, comme elle l’a jugé bon. Madame Colmann, la tutrice des filles, m’a demandé de les prendre dans ma maison de retraite, afin que les petits malades, qu’elle aime beaucoup, soient mieux soignés et évitent les examens répétés si fréquents dans les hôpitaux. «
Doyen décrit plus tard l’examen du pont de tissu qu’il appelle la « membrane » et la façon dont les lettres y étaient gravées – le soi-disant dermographisme, qui appartenait au passé.
Nous devons supposer que Madame Colmann (sic !) est la femme du capitaine Coleman et qu’ils ont adopté les enfants. L’opération n’était pas prévue. Dudhika semble avoir été très malade et Doyen a dû subir une intervention chirurgicale vitale. L’interview du 10 février semble très étrange : il s’agit essentiellement d’un rapport d’opération.
» L’opération que je devais réaliser en urgence aujourd’hui s’est déroulée dans des conditions extrêmement défavorables, puisque deux tuberculeux étaient séparés, l’un était gravement malade et a failli mourir. […] Je ne pouvais pas opérer avant parce qu’ils étaient beaucoup trop faibles le jour où ils sont venus me voir. »
Doyen l’a-t-il soignée dans sa clinique pendant plusieurs jours en espérant que Dudhika pourrait être mieux opérée ?
Lors de la lecture des antécédents chirurgicaux, l’examen préopératoire est souvent omis. C’est peut-être parce que l’enquête a été éclipsée par l’opération elle-même, car elle était certainement souvent absente par rapport à aujourd’hui. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que Doyen mentionne certaines mesures qui ont été prises en préopératoire. Il était élémentaire que les jumeaux aient 14 ans. Radhika pesait 19 kilos et mesurait 140 cm. Dudhika pesait 12 kilogrammes et mesurait 135 centimètres – elle était donc beaucoup plus petite et plus malade. À huit heures du matin, Dudhika avait reçu une boisson au cassis contenant du bleu de méthylène, et deux heures plus tard, son urine et celle de Radhika étaient bleues. Cela prouva à Doyen que des anastomoses vasculaires existaient entre les deux. Dans sa description, il semble avoir su avant l’opération qu’il y avait un pont de tissu hépatique dans le pédicule reliant les deux enfants – contrairement à ce qu’a rapporté le British Medical Journal. Peut-être que Doyen est parvenu à sa conclusion alors que les jumeaux ne partageaient qu’un nombril.
«Une longue enquête était impossible dans cette situation car Dudhika était extrêmement faible. L’abdomen était tendu, distendu et sensible à la palpation. La majorité des ganglions péritonéaux tuberculeux pouvaient être palpés à la main. Elle avait une diarrhée sévère. Sa température était de trente-neuf degrés. »
Les jumeaux ont été euthanasiés au chloroforme. Doyen a partagé la peau, le « cartilage » et le péritoine. En dessous se trouvait en fait un pont de tissu hépatique de sept centimètres de large et de quatre centimètres d’épaisseur, qui a été sectionné entre le double ligamentum teres hepatis en utilisant la technique du pincement-compression, puis trois artères ont été liées avec des fils de soie. Connu pour travailler rapidement et avec précision, Doyen commente :
« Cette première partie de l’opération a duré huit minutes. Le saignement était mineur.
Les plaies ont été cousues mais un petit morceau de gaze a été laissé ouvert pour le drainage.
« Les enfants ont repris connaissance rapidement. Tout le monde disait : « J’ai mal au diaphragme ». Au bout d’un moment, Dudhika d’abord, puis tous les deux ont dit ensemble : « Nous nous sommes séparés. […] Dans ce cas, c’était une tâche assez ingrate et il est évident que les conséquences de l’opération, si elles n’étaient pas bénéfiques, étaient fâcheusement affectées par le mauvais état des fillettes.
11-15 Février : Visite au cirque
Le 11 février, le journal rapporte que les jumeaux sont « aussi heureux que possible ». La fièvre est faible. A minuit, ils dormaient profondément.
Le 12 février décrit comment les filles ont bu du bouillon, du lait et du yaourt. Il existe des données détaillées sur la fréquence cardiaque et la température. L’article se termine par le paragraphe suivant :
« Enfin, comme détail spécial et charmant, nous ajoutons qu’hier Radhika et Dudhika ont reçu la visite d’un de leurs compagnons du Cirque Barnum, le nain Colibri, qui les a divertis avec ses grimaces et bouffonneries. N’est-il pas beau et touchant que cette solidarité entre ces pauvres créatures, même estropiées, montre que leur cœur est à la même bonne place que les autres ?
Écrit avec de bonnes intentions peut-être, mais pour le lecteur moderne un commentaire tout à fait méprisable.
Il y a une brève annonce le 15 février. « Radhika et Dudhika jouent de mieux en mieux avec les nombreuses choses qui leur sont envoyées. »
17 février : Un dernier spasme
Le 17 février, un lundi du huitième jour postopératoire. Doyen dit au journaliste :
‘Samedi aurait été bien. […] A six heures du matin [söndag] appelé que mon assistant de garde voulait que je vienne m’occuper de Dudhika qui avait des convulsions. J’étais à ses côtés quelques minutes plus tard. Une injection de sérum et de caféine a fait augmenter légèrement le pouls et la respiration artificielle a été lancée avec les claquements rythmiques de la langue de Laborde. Elle a recommencé à respirer. Les pupilles étaient resserrées, mais les ongles étaient encore violets, comme cela arrive avec l’embolie pulmonaire. A sept heures, un dernier spasme.
Pour rendre les événements aussi dramatiques que possible, le journaliste décrit la scène suivante aux Parisiens lisant le journal du matin du 17 février :
« Radhika a dormi paisiblement. Alors que Dudhika était transportée hors de la pièce, elle demanda : « Que fais-tu avec ma petite sœur ? « Vous savez très bien, répondit la religieuse, que le médecin a dit qu’il fallait l’emmener dans un pays où il y a plus de soleil. » Un peu plus tard, elle demanda : « Est-ce qu’elle va mieux ? Ils lui ont répondu : ‘Oui.’ Elle a dit: « Est-ce sûr? Mais tellement bon ! Apportez-lui la moitié des jouets.
Embarrassé par sa curiosité, l’auteur hésite, mais finit par suivre Radhika dans sa chambre, où elle repose inconsciente.
« Au pied du lit, une grande poupée parisienne à la robe indisciplinée. Une boîte à musique dans laquelle des chats dansent une polka. […] Sur un grand meuble devant elle se trouvent plusieurs poupées, une boîte avec des jouets. […] « Laissez les chats danser pour le monsieur en visite ! » dit-elle à l’infirmière. »
18 février : Autopsie
Le lendemain, le journaliste a pu assister à l’autopsie de Dudhika et décrit en détail la procédure d’autopsie. Avant que Doyen ne commence, il parle.
« Je n’étais pas le premier à parler de la condition de ces enfants. J’ai réagi quand j’ai été attaqué. Ils sont allés jusqu’à dire que j’avais payé pour cette opération. C’est dommage. Vous vous trompez de nom, c’est tout.
Et puis il mentionne le nom d’un collègue qui aurait proposé de payer 20 000 francs pour l’opération, mais qui n’est pas mentionné dans l’article. La somme équivaut à environ un million de couronnes suédoises en monnaie d’aujourd’hui. La dissection est présentée avec une licence artistique, et une embolie en selle de cinq millimètres de large et de quatre centimètres de long a été justement trouvée dans l’artère pulmonaire. « Cherchons l’appendice », dit Doyen. « Ce serait fatal si elle avait une appendicite en même temps. » Il continue en dictant :
«Le flanc droit et la fosse iliaque sont remplis de pus et de matières fécales provenant du caecum où il y a une grande perforation tuberculeuse à la base du caecum qui est complètement détruite. L’abcès s’étend jusqu’au bassin et traverse la fosse crânienne gauche. Elle est si répandue qu’aucune intervention chirurgicale n’aurait pu la guérir. »
19 février : Funérailles
Dudhika a été enterré à neuf heures du matin le 18 février 1902 dans un lieu secret au Cimetière de Bagneaux à Paris. Le lendemain, le journal écrit :
« Un linceul blanc couvrait le cercueil. Il y avait une couronne de lys et plusieurs petits bouquets de fleurs. Et rien n’était plus triste que ce dernier adieu pour cette petite fille qui évoqua un instant la sympathie de tout Paris.
Radhika est décédée de la tuberculose au cours de l’été de l’année suivant l’opération à l’âge de 15 ans lorsqu’elle a été admise aux Dames du Calvaire, une sorte d’établissement de soins palliatifs pour les patients tuberculeux à Paris. Elle n’a jamais su que sa sœur était décédée.
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