Annie Ernaux déterre les ruines du collectif 7 octobre 2022 – AVIS

ESSAI : Il s’agit d’un texte dans lequel l’auteur réfléchit sur un sujet ou une œuvre. Les opinions exprimées sont celles de l’auteur.

Le visage de Simone Signoret sur l’affiche du film confession criminelle. L’homme dans une publicité pour le liquide vaisselle Paic. Les toilettes qui étaient au-dessus de la rivière derrière la maison à Lillebonne. Ce sont des exemples d’images qui un jour disparaîtront subitement, comme d’autres images ont disparu avant elles, parties en fumée avec les grands-parents. C’est le raisonnement d’Annie Ernaux dans le livre les années, un traité généralement considéré comme le point culminant de ses nombreux écrits. Dans ce texte aux allures de collage, des souvenirs personnels se mêlent à des souvenirs impersonnels : comptines, scènes de films, publicités, et d’autres caractéristiques culturelles de la France d’après-guerre. Le résultat est une autobiographie qui est aussi une biographie générationnelle. La narratrice alterne entre se voir de loin, une fille potelée sur des photos sépia, et se référer de manière générique à «l’homme» ou «nous». Le mot je, ne se prononce jamais réellement, même si en tant que lecteurs nous comprenons que la fille sur les photos, c’est elle : Annie Ernaux. Maintenant un auteur accompli. Mais il était une fois une simple fille d’Yvetot en Normandie, fille de deux ouvriers qui ont quitté l’usine et ont fondé ensemble une boutique d’épices. L’enfance est caractérisée par la rareté, les étrangers et les frontières : « Ne pas arracher la lune, avoir des choses qui coûtent une chemise, être heureux pour ce que l’on a. » Mais aussi dans l’avenir en grandissant la foi en l’avenir et les tentations de la société de consommation. Citation : « Alors que vous étiez assis à la table de la cuisine en train de faire vos devoirs, les publicités sur Radio Luxembourg ainsi que les chansons ont ajouté à la confiance du bonheur futur et vous vous êtes senti entouré de choses que vous n’aviez pas mais que vous pourriez acheter l’avenir. »

L’auditeur pourrait demander si l’homme dans ce passage est vraiment un homme en général, ou s’il s’agit d’une expérience spécifique racontée. Les questions méritent d’être discutées. D’une part, parce que la tension entre l’individuel et le collectif forme le nerf des mémoires, en partie parce que la «mémoire collective» est devenue une sorte de slogan, un concept répété avec certains artistes et écrivains jusqu’à ce qu’ils deviennent finalement synonymes. Cela se remarque lors de la recherche d’Annie Ernaux. Ses œuvres sont accompagnées à plusieurs reprises de termes tels que autosociobiographie ou biographie transpersonnelle. La raison réside dans le choix des pronoms, mais aussi dans la vision distanciée et sans valeur du passé. Dans les entretiens, Ernaux revient souvent sur l’importance que le sociologue Pierre Bourdieu avait pour son écriture. Enfin et surtout, la prise de conscience que le sentiment de honte peut être localisé dans la salle de classe et est une expérience partagée et pas seulement une préoccupation privée.

Avec une vision sociologique du monde, les personnages des livres d’Ernaux sont représentés par ce qu’ils font, ce dont ils s’entourent et ce dont ils parlent, et non ce qu’ils ressentent. Ou comme elle le dit elle-même dans le livre Mon père: « Je vais recueillir les paroles et les gestes de mon père, ce qu’il a aimé, les événements importants de sa vie, tous les signes objectifs d’une vie que j’ai aussi partagée. Pas de poésie mémorielle, pas de moquerie joyeuse.

Mais Ernaux n’est pas sociologue. Elle est écrivain et donc les livres ne deviennent jamais des études scientifiques. Ils ne deviennent jamais non plus impersonnels, même si l’ambition est de parler pour plusieurs. Mais bien sûr, tous les hommes d’une quarantaine d’années en France ne sont pas assis à la table de la cuisine, n’écoutent pas Radio Luxembourg ou ne rêvent pas d’étuis à crayons en plastique et de chaussures à semelles en caoutchouc brut. On peut se demander à quoi rêvaient les garçons d’une même génération, ou les filles des classes sociales supérieures qui ne rendent pas hommage au narrateur d’un regard lorsqu’elles se croisent en ville. Qu’auraient ajouté les Algériens de la colonie française comme références à cette mosaïque de souvenirs ? Ou les enfants des familles rescapées des camps de concentration ? Et ainsi de suite jusqu’à l’infini. La question concernant la ce qui est réellement contenu dans cet homme ou nous peut être répondu de plusieurs façons. Une réponse est que ce n’est pas est un nous, sans français blanc, d’origine ouvrière provinciale. Une autre réponse est que c’est les deux. Un moi, mais aussi quelque chose d’autre, quelque chose d’étendu.

Le philosophe français et le sociologue Maurice Halbwachs a soutenu que la mémoire humaine fonctionne toujours dans un contexte collectif. Même dans le souvenir de notre propre solitude, nous ne sommes pas vraiment seuls. Ces souvenirs sont peuplés de ceux qui n’étaient pas là, de ceux dont nous pensions avoir besoin. L’enfant perdu était certes seul, mais les parents se souviennent peut-être du changement de visage de l’enfant quand il est revenu, de l’insouciance qui a disparu. Nos vies sont toujours entrelacées avec celles des autres, et comme l’écrit Halbwachs, « Combien sont si critiques qu’ils peuvent discerner sous leurs pensées ce qui vient des autres et admettre qu’ils ont peu à apporter ? »

DANS les années embrasse le collectif avec un mouvement apparemment sans effort. Le narrateur ne cesse de se demander ce que signifie vraiment généraliser. Elle roule. L’homme ici et l’homme là-bas, dans un texte qui fait allusion de manière hilarante aux habitudes communes du groupe, mais qui est aussi, parfois, un peu maladroit dans toute sa splendeur. Ernaux écrit que « 1968 a été la première année du monde », une année où l’on a vu et entendu des choses jamais vues et entendues de sa vie, des enseignants et des étudiants parlant sans distance, des espaces institutionnels qui ont cessé d’être sacrés. Bien qu’elle fasse quelques tentatives pour nuancer cette période, la nostalgie l’emporte souvent. Ou peut-être mieux avec un proverbe français : nous-stalgin : Nous-nostalgie, nostalgie d’une communauté qui a été perdue à cause de l’égocentrisme des dernières décennies. Mais si l’historiographie d’Ernaux par rapport au groupe semble parfois assez simple, on doute encore plus de sa propre biographie. Après tout, le soi est peut-être un phénomène au moins aussi insaisissable que le groupe. Sortant une photo d’elle-même à l’âge de neuf ans, la narratrice se dit : « Il est difficile de savoir à quoi elle pense ou rêve, en regardant les années qui la séparent de la libération dont elle se souvient sans effort. »

À propos du narrateur chez Marcel Proust La suite romanesque « A la recherche du temps mouvant » peut entrer en contact avec l’essence de la mémoire, une forme pure et brute qui le surprend par des expériences sensuelles, pour que le narrateur soit là les années à la fois plus actif et hésitant dans sa quête. Elle se cherche avec la précision d’une archéologue. Mais regardez la preuve elle-même. Ca c’était quoi? Qui était-ce? Dans une conférence au Collège de France, Ernaux dit qu’elle ne peut pas se souvenir comme Proust parce qu’il n’y a pas de continuité dans sa personne. Le contraste entre grandir à Yvetot et entrer dans le milieu intellectuel bourgeois est tout simplement trop grand. Néanmoins, le travail de mémoire se poursuit livre par livre. Car ce qui menace si on ne se souvient pas, si on n’écrit pas pour se souvenir, c’est l’oubli. Que tout disparaît soudainement. Il faut, comme le dit Ernaux dans les dernières belles lignes du livre : sauver quelque chose du temps où tu ne seras plus jamais.

Maja Andreasson, érudite littéraire et auteure

Adelard Thayer

"Praticien dévoué de la culture pop. Créateur indépendant. Pionnier professionnel des médias sociaux."

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